3 | Jean-Baptiste Chaumeil
février 14th, 2010 by xavierDes trois frères, c’est lui qui eut la vie la plus fertile en rebondissements. Cela me fait penser à la vieille malédiction : «Puissiez vous vivre une époque intéressante !» #
Intéressante, en effet ! En 1791, ça bouillonnait partout. Les biens du clergé sont affectés au remboursement des dettes de l’état, la constitution civile du clergé est votée, les corporations sont abolies. #
A Tulle, un Club des Jacobins a été créé, et les nouvelles idées échauffent les esprits.
Un escadron de 70 dragons, le Royal Navarre, est en garnison dans cette ville, sous le commandement du capitaine Massey. Le régiment est cantonné dans ses quartiers, tandis que le capitaine Massey est logé chez le baron Jaucin de Poissac, député à l’Assemblée Nationale. #
Mais, un cavalier en garnison, c’est fier, orgueilleux, et ça s’ennuie. Inévitablement, des bagarres et des rixes éclatent, et les sabres sortent vite des fourreaux. La population de Tulle est excédée par cette attitude incivique et agressive. #
La municipalité, qui essaie de calmer les esprits, se trouve prise entre le régiment et la population en colère, tandis que le Club des Jacobins local met de l’huile sur le feu en attisant le ressentiment de la population. #
Mais, ce qui met le feu aux poudres, se déroule dans la nuit du 9 au 10 mai 1791. Le sieur Borderie, maître menuisier, membre des Amis de la Constitution (Jacobins), rencontre le capitaine Massey près de l’hôtel de Poissac. Une vive discussion s’ensuit, qui dégénère vite en empoignade. Deux amis du capitaine viennent lui porter main forte, et Borderie reçoit quatre coups de sabre : 2 à la tête et 2 aux avant-bras. #
Le lendemain matin, le bruit de l’agression se répand. Une foule grondante se rassemble. Les gardes nationaux la dispersent. Mais la fausse rumeur que Borderie est mort rassemble à nouveau la foule qui déborde les gardes nationaux et se rend à l’hôtel de Poissac. Là, la foule déchainée envahit la demeure, et un jeune homme (Jean Baptiste Chaumeil), déniche le capitaine Massey qui s’était caché dans la fosse d’aisance des latrines. #
Le capitaine tente de lui porter un coup de sabre et le manque. Le jeune homme réplique en lui tirant un coup de pistolet qui manque également sa cible. La foule extrait le capitaine de sa cachette et le traine sur la place de l’Aubarède jusqu’au pont de l’Escurol, en repoussant quelques cavaliers de la maréchaussée. Trois officiers municipaux essaient de s’interposer, mais ils sont fermement repoussés, et la capitaine Massey est battu à mort par la foule déchainée. #
Dès le lendemain, sur demande de la municipalité, le Royal Navarre est déplacé à Limoges. Une enquête est diligentée. Si elle reconstitua les faits, elle ne chercha pas à identifier les agresseurs, et personne ne fut inquiété. #
Pour Jean Baptiste, un des principaux acteurs de cette affaire, ça sentait la guillotine. Alors, il passe clandestinement en Espagne, et, sur la recommandation du baron de Poissac qui l’avait adopté comme un fils, il s’engage comme cadet dans la Légion des Pyrénées (royaliste) sous les ordres du comte de Panetier, puis il sert dans la Légion de la Reine du comte de Preyssac. #
Après quelques années, il quitte l’armée et s’installe à Cadix où il monte une affaire de commerce, et se fait faire des papiers espagnols : #
Je me suis présenté chez le consul espagnol comme ayant égaré mon passeport en route, et natif et négociant de Cadix. Il m’a reçu comme un excellent compatriote, avec les plus grands égards et m’a fait délivrer par la police une carte de sureté sous le nom de Juan Chaumeil. J’écris à mon frère pour qu’il me fasse parvenir un passeport espagnol, avec lequel j’espère être à l’abri des persécutions révolutionnaires. Je n’ai encore rien à vous dire sur ma position puisque ma seule occupation a été jusqu’à présent relative à mes papiers, sans oser même m’occuper d’autre chose. (Lettre à sa mère 1803) #
Il prospère si bien qu’en avril 1803 il s’associe avec un autre commerçant d’origine française, le sieur Geminard, et épouse la belle sœur de celui-ci, Pepita De Stella, de Cadix. #
C’est la belle époque pour Jean Baptiste. Entre leurs dettes et leurs avoirs, les deux associés ont un excédent de 150 000 livres, une belle somme, quand on sait que le salaire d’un bon ouvrier était de 45 livres par mois… #
Mais voilà, l’Espagne entre en guerre contre l’Angleterre en 1805, et voici ce qu’écrit Jean Baptiste à son beau-frère : #
Ma maison se trouvait, lorsqu’elle fut déclarée (la guerre), sur un pied respectable, nos magasins étaient farcis de marchandises, nous avions en caisse une somme conséquente en billets d’état ou papier monnaie que nous avions acquis au prix pendant la paix. Par contre, nous devions à nos correspondants et fabricants environ 200 000 livres. Il nous restait un excédent de 150 000 livres si nous avions pré-vendu nos marchandises et billets pour leur juste valeur, mais la fatale guerre occasionna tout d’abord une perte de 50% dans les billets. Il fut impossible d’en avoir aucune espèce de marchandise. Nos débiteurs de l’Amérique, qui étaient en grand nombre, refusèrent de payer ce qu’ils nous devaient, tandis que nos créanciers nous pressaient vivement pour le paiement des sommes que nous leur devions. Dans cette horrible position, nous avons fait pendant un an des sacrifices énormes, tant dans les marchandises que dans les billets, pour subvenir à nos paiements. Ils avaient été courants, et notre crédit n’avait pas souffert, malgré la détresse où nous nous trouvions. #
J’étais d’avis, dans cet état des choses, de suspendre toute espèce d’opération, lorsque je fus traversé dans mon opinion par mon associé. C’est en vain que je cherchais à le détourner d’une très forte affaire dans les billets d’état. Il prit le jour que j’étais absent pour le conclure. Nous nous brouillâmes à mon retour. #
D’après son calcul, si la paix eut lieu dans 3 mois (c’est lorsque l’escadre de Toulon se réunit à celle de Cadix) les billets baissaient considérablement, et la maison gagnait 100 000 livres. Mais, dans le cas contraire, et c’est malheureusement ce qui est arrivé, elle en perdait autant, qu’elle était dans l’impossibilité de satisfaire, de manière qu’à cette fatale échéance, la maison a été forcée de suspendre ses paiements. Si mon associé avait suivi mes avis, ce malheur ne serait pas arrivé. #
Il en convint alors, mais c’était trop tard. Pendant les 6 mois que l’on accorda à ma maison pour former son bilan, je me suis occupé, avec le plus heureux succès, à écrire à tous les correspondants et créanciers de la maison. Je leur exposais que j’étais victime et non coupable de ses malheurs, puisque l’opération qui occasionnait sa ruine avait été faite contre mon avis et en mon absence. Le succès à surpassé mes espérances. J’ai reçu les réponses les plus flatteuses. Il n’y a pas un seul correspondant qui ne me rende justice et ne me fasse les offres de service les plus obligeantes. Leur bienveillance a été poussée au point que l’assemblée des syndics et créanciers, qui vient d’avoir lieu, me sépare définitivement de ma maison, sans exiger de ma part aucune espèce de responsabilité. C’est Mr Geminard qui supporte à lui seul tout le poids de cette affaire. Quoique mon nom fut dans notre maison de commerce, on a bien voulu l’en exclure, non seulement sans tâche, mais encore avec un témoignage éclatant de l’estime dont on m’honorait. Cette faveur est d’autant plus glorieuse pour moi qu’elle était sans exemple dans Cadix. Le Ciel est juste, il récompense toujours ceux dont la conscience est sans reproches. #
Un ami, que je vous ferai connaitre en son temps, me tend une main secourable dans ce moment pour moi bien difficile, de sorte que je me trouve, dans la consolante amitié et au moyen de quelques débris échappés du naufrage, de quoi former un établissement honnête. Je vais reprendre l’ancien magasin que j’avais avant de me marier. Si j’y suis aussi heureux que par le passé, je m’y soutiendrai avec honneur pendant la guerre, et à l’heureuse époque de la paix, j’y rétablirais ma fortune. #
J’ai, pour y parvenir, le précieux avantage de posséder l’estime et la confiance de tous ceux qui me connaissent. Mes affaires sont entièrement séparées de celles de Mr Geminard. Nous nous sommes séparés bons amis. Je crois vous avoir dit qu’il y a environ 15 mois que je n’habite plus avec lui. J’ai une très jolie petite maison où je vis seul avec ma chère moitié et ma fille. C’est dans les bras de l’une et les innocentes caresses de l’autre que j’ai trouvé quelque soulagement aux noirs chagrins qui m’ont dévoré pendant si longtemps.
Jean Baptiste travaille donc à rétablir sa fortune, mais, en 1808, Napoléon s’approprie l’Espagne, et nomme roi son frère Joseph (que les espagnols appelleront Pepe botella, ce que l’on peut traduire par : Jojo l’ivrogne…) #
Les relations entre français et espagnols se dégradent, et c’est la révolte du 2 mai suivie de la répression du 3 mai immortalisées par Goya. #
Jean Baptiste essaie, comme on dit, de ménager la chèvre et le chou : tout en commerçant avec les espagnols, il espionne pour le compte de Napoléon les mouvements des navires anglais dans la rade de Cadix et noue des liens avec le prince Murat. Mal lui en prend : des révoltes anti-françaises éclatent à Cadix en 1809, sa boutique est détruite, ses entrepôts pillés et son principal commis est envoyé aux pontons (bateaux transformés en prisons). #
Obligé de s’enfuir, il laisse sa femme et sa fille chez son beau père, et tente de rejoindre les lignes françaises. Il est blessé, fait prisonnier et emprisonné à Utrera par les espagnols. Au bout de quelques jours il parvient, par miracle, à s’évader, rejoint les français, puis la France et Prudhomat. #
Loin de sa famille, ruiné, il fait jouer ses relations et écrit même à Napoléon pour lui demander un poste dans les ministères à la cour d’Espagne, qu’il obtient. #
A la fin de la guerre, il rentre en France et travaille à Paris au ministère des armées, tout en gardant une affaire en Espagne, mais qui ne retrouva jamais le lustre de 1804. #
Il profite de son poste pour appuyer une demande, au ministère de l’intérieur, de son beau frère Bruno Rougié, maire de Bonneviole. #
Où finit-il sa vie ? Quand ? Ce que l’on sait, c’est que son fils Joachim s’engagea comme capitaine dans la Légion Etrangère en novembre 1839, fit les campagnes d’Afrique de 1840, 1841 et 1842, fut fait chevalier de la Légion d’Honneur en juillet 1840 et officier dans le même ordre en octobre 1852. #
L’enquête continue… #
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